L’histoire de Jacques Barnachon est celle d’une vocation contrariée : celle d’un adolescent qui rêve de parcourir la France en tant que compagnon du devoir au service de la sauvegarde des monuments historiques et de leurs toitures, et qui devient un chef dix-sept fois étoilé. D’ailleurs ce n’est pas pour rien que, même aujourd’hui lors de ses très nombreux voyages à l’étranger (il a visité plus de quatre-vingts pays) il accorde une attention particulière à l’architecture !

Enfant, Jacques a l’amour de l’architecture. Seulement son père, Maurice, en décide autrement : il sera restaurateur comme ses parents. En effet, Maurice Barnachon a passé sa vie à réaliser un rêve qui a commencé par l’acquisition en 1975 d’une parcelle de terrain à l’état sauvage du côté de Bonnétage. Il en a perçu le potentiel et il va passer dix ans à l’aménager, à remettre en eau son étang, à l’aleviner, à organiser des concours de pêches et à développer l’élevage de grenouilles. Maurice va devoir se bagarrer avec l’administration locale pour pouvoir ouvrir une première cabane de restauration, qu’il construit lui-même avec des matériaux de récupération. Puis il se lance dans la construction d’un nouveau bâtiment à l’emplacement d’une ancienne ferme. Son opiniâtreté sera finalement couronnée de succès avec l’ouverture du restaurant en 1985, l’Étang du Moulin, qui devient vite le lieu de rendez-vous du village et de ses environs.

À 16 ans, le jeune Jacques entre au LEP pour préparer son CAP de cuisine de mauvaise grâce, mais tout va changer pour lui lors de son apprentissage. Jacques passe vingt-quatre mois à l’Hôtel de France, haut lieu de la gastronomie franc-comtoise à Villers-le-lac, sous la maîtrise de Monsieur Yves Droz-Bartholet, puis auprès de son fils Hugues avec qui il va nouer une solide amitié. C’est là que se produit le déclic qui va le pousser dans une spirale d’excellence. Bourreau de travail, il découvre toutes les subtilités de l’art gastronomique et ne cesse de se perfectionner, profitant de ses vacances pour s’initier à la boulangerie ou intégrant le restaurant de Monsieur Philippe Groult à Paris. Il n’hésite pas à s’expatrier en Thaïlande avec son meilleur ami Hugues, à la découverte de nouvelles saveurs. Puis il poursuit sa formation auprès de Monsieur Jean-Pierre Silva, chef étoilé à Beaune.

L’Étang du Moulin a alors acquis sa renommée. Membre des Maîtres Cuisiniers, Secrétaire Général d’Euro-Toques qui se bat notamment pour l’utilisation de produits frais de saison et la valorisation des producteurs régionaux, Jacques Barnachon ne cesse de développer de nouveaux projets et de se battre pour la qualité et le rayonnement de la Cuisine Française. Infatigable, il ouvre le restaurant « Jacques Alexandre » à Morteau en 2010, puis « Le Bistrot » en 2012, crée le restaurant « La Saison by Jacques Barnachon » à Hong Kong en 2013, développe la marque « Barnachon foie gras » en 2017… 

Échanger avec Jacques Barnachon c’est rencontrer un professionnel passionné, un chef étoilé qui fait rayonner la gastronomie régionale en magnifiant les produits de notre beau terroir, mais c’est aussi une véritable leçon d’entrepreneuriat d’un homme franc et direct qui ne mâche pas ses mots. Une belle revanche pour un enfant hyperactif et créatif qui s’ennuyait à l’école et qui ne parvenait pas à s’intégrer dans un moule scolaire trop rigide !

“J’ai déjà visité 83 pays, chaque fois que je reviens j’ai l’impression que nous sommes la vieille Europe, que nous sommes déclassés aujourd’hui“.

Dans votre cas, comment passe-t-on de l’élève hyperactif inadapté au système scolaire, qui ne veut pas devenir cuisinier, au chef étoilé ? À quel moment la bascule a-t-elle lieu ?

Durant ma formation, je suis allé chez Jean-Pierre Silva à Beaune, puis chez Jean Crotet à Levernois, j’y ai côtoyé des jeunes qui faisaient des concours. Puis il y a eu la rencontre décisive avec Philippe Gobet, Meilleur Ouvrier de France, pâtissier chez Robuchon qui est devenu mon mentor et ami. Je l’ai rencontré par hasard chez ma grand-tante en 1993. Il m’a ouvert certaines portes et m’a permis de côtoyer un milieu de MOF (Meilleur Ouvrier de France). En plus, Hugues de l’Hôtel de France à Villers-le-Lac, venait d’obtenir sa première étoile… c’est à ce moment-là en 1996 que j’ai décidé de travailler pour obtenir ma première étoile mais cela m’a pris presque 10 ans ! J’ai dû faire preuve de persévérance. J’ai bossé comme un dingue pour être à la hauteur. Aujourd’hui en travaillant 45 heures par semaine j’ai l’impression d’être à mi-temps !

On entend beaucoup de chefs dire qu’ils se désintéressent des étoiles, que c’est une fuite en avant qui génère trop de frais, de contraintes…

Pour moi c’est sacré, il ne faut jamais oublier Michelin. La gastronomie ne serait pas là où elle en est aujourd’hui sans Michelin. Cette reconnaissance nécessite des sacrifices mais on ne peut pas revenir en arrière, cela nous pousse à donner le meilleur de nous-même. Il ne faut jamais rentrer dans une routine, plus on monte en qualité et plus c’est simple (rires)… plus il faut de précision et de justesse, sans partir dans le « n’importe quoi ». On change régulièrement la carte, on travaille de beaux produits, du gibier, chevreuil, daim, biche… 

“La gastronomie ne serait pas là où elle en est aujourd’hui sans Michelin“.

On aurait pourtant pu penser que toutes les émissions dédiées à la cuisine et à la pâtisserie qui ont envahi les écrans de télé depuis 10 ans susciteraient des vocations…

Oui mais ils vendent du rêve, il y a un monde entre ce qu’on voit à la télé et la réalité de nos métiers.

Comment gérez-vous la forte hausse des coûts de l’énergie ? 

Nous faisons très très attention, nous avons complètement changé nos habitudes. Par exemple, nous lançons les plaques chaudes au dernier moment et nous les coupons plus tôt. On aurait dû le faire depuis longtemps. Pour l’hôtel nous sommes passés en pompe à chaleur il y a dix ans déjà et nous étudions l’installation de panneaux photovoltaïques.

Êtes-vous sensible à la réduction des déchets et à la protection de l’environnement ?

Bien sûr, nous pratiquons le tri sélectif et nous avons
des composteurs et 3 potagers, qui nous permettent d’économiser un container de poubelles par semaine. Nous privilégions les circuits courts au maximum. Nous avons d’ailleurs obtenu le macaron vert*.

Nos pratiques vis-à-vis de l’eau ont dû évoluer avec les pénuries de l’été dernier. Nous nous sommes rendu compte que le nettoyage d’une caisse de champignons utilisait 80 litres d’eau. Du coup nous avons mis en place un système pour récupérer cette eau et la réutiliser pour arroser nos jardins ou nettoyer les salles. Dans un établissement comme le nôtre, c’est près de 1000 litres par jour économisés avec ces petits gestes. 

Sur les 8 milliards d’individus que compte la planète, 2 milliards n’ont pas accès à l’eau. Si on économisait tous 50 litres d’eau par jour ce serait phénoménal. Si nous faisions tous de petits efforts ce serait parfait !

Au Chili, j’ai vu des camions poubelles reculer sur la plage pour vider tous les déchets dans la mer… en 2022 vous rendez compte ? Et après on nous casse les pieds avec des éoliennes qui sont fichues au bout de quatre ans.

Quand on étudie votre parcours et celui de votre père, on a le sentiment que les choses n’ont pas été simples pour en arriver là. C’est un parcours du combattant d’être entrepreneur ?

Il a fallu construire, se battre pour obtenir les autorisations nécessaires, obtenir les financements, on
parle en millions d’euros, se battre pour développer l’entreprise en l’ajustant constamment aux besoins, se battre pour la maintenir et survivre au Covid mais nous ne savons plus comment faire. On a une super affaire dans une super région qui cartonne économiquement, mais maintenant nous ne trouvons plus de main-d’œuvre. On trouvera toujours 10 personnes pour travailler mais ce n’est pas suffisant, d’ailleurs nous sommes en train d’intégrer des salariés dans la société pour garantir sa pérennité. J’ai déjà visité 83 pays et à chaque retour j’ai l’impression que nous sommes la vieille Europe, que nous sommes déclassés. 

Vous avez l’impression que la cuisine française a aussi perdu un certain prestige.

Absolument, déjà il n’y a déjà plus de service ! Quand on voyage on se rend compte que beaucoup de pays nous ont dépassés dans ce domaine. Le service n’existe plus chez nous que dans le très haut de gamme, l’enseignement a beaucoup perdu de son excellence. 90 % des jeunes en apprentissage dans les CFA finissent dans des pizzerias ou des kebabs. Le savoir-faire se perd, on ne sait plus travailler les produits.

Voyager est aussi une passion ?

C’est obligatoire ! J’ai besoin d’aller rencontrer des gens ! 

Parmi les 83 pays que vous avez visités, quels sont vos coups de cœur ?

Le Cambodge ! Et il y a deux villes où je pourrais facilement vivre : Copenhague et San Francisco. L’été dernier je suis allé en Roumanie, c’est un pays en plein développement, formidable. J’ai aussi adoré les fjords de Norvège et j’ai fait l’ascension du Kilimandjaro en 2018 pour faire le point sur ma vie.

Est-ce seulement la gastronomie qui motive vos voyages ?

C’est l’architecture ! Toujours liée à la cuisine. Je vais à Prague en mai, j’étais à Abu Dabi en novembre, Madagascar en janvier. Je voyage beaucoup pour mon métier ou dans le cadre de mes responsabilités de secrétaire général d’Euro-Toques. J’ai déjà programmé Buenos Aires en 2024, un parcours sur piste à moto dans la Cordillère des Andes. Mes deux raisons de vivre sont le travail et les voyages (rires)…

Votre rôle de secrétaire général d’Euro-Toques vous tient à cœur ?

Avec Euro-toques nous nous battons pour préserver l’identité de chaque pays, de chaque région, de chaque village. Il faut garder ces identités. Nous sommes heureux de sauvegarder des spécialités locales au fin fond de la Bulgarie ou de la Suède. On ne doit pas tout homogénéiser, mondialiser. Nous n’avons pas les mêmes mentalités, les mêmes produits, les mêmes climats, les mêmes habitudes au nord du Danemark ou au sud de l’Espagne. Nous ne pouvons donc pas manger les mêmes choses !

Vous êtes un vrai bourreau de travail avec mille idées en tête, avez-vous d’autres projets ?

J’ai une idée en tête depuis quelque temps, nous avons enfin eu l’autorisation de faire des travaux dans la cabane, il a fallu 10 ans pour l’obtenir. On va lancer des travaux et j’aimerais créer un club privé, j’avais vu ça à Madagascar : un espace privé réservé aux fumeurs de cigare où l’on peut stocker de manière sécurisée ses alcools, ses cognacs, ses cigares…

Il y aurait des distributeurs automatiques de planches de fromages, de foie gras. En tant que membre on aurait un accès privilégié au site, 24 heures/24, accès au spa, droit de pêche, des réservations à l’hôtel et aux restaurants, des soirées spéciales, des dégustations… J’aimerais en faire un endroit privilégié pour créer du lien, faire des affaires. On veut faire de l’exclusif !

Avec ce fort tempérament d’entrepreneur qui est le vôtre, pensez-vous qu’on peut s’arrêter un jour ?

S’organiser pour avoir plus de temps, oui, mais arrêter complètement c’est impossible. Ma sœur et moi avons déjà pensé à vendre à certains moments où on se sentait fatigués, usés, mais c’est impossible. Je viens de lancer « Barnachon Caviar » en décembre, suite à plusieurs séjours à Madagascar, je ne pourrai pas m’arrêter j’ai trop de projets ! Pour moi le futur c’est ça… c’est tellement bien de faire plaisir aux gens, on fait vraiment un métier formidable.

L’étang du Moulin – 5, Chemin de l’Étang du Moulin
25210 Bonnétage – Tél. 03 81 68 92 78 
www.etang-du-moulin.com

* L’Étoile Verte Michelin transcende les autres distinctions du Guide Michelin et peut être accordée à tout type d’établissement recommandé par le Guide Michelin. Elle promeut les acteurs les plus engagés ainsi que leurs initiatives concrètes afin de stimuler le dépassement et la transformation de la filière, et d’accélérer la prise de conscience et le passage à l’action de tous.